Le vide


N° 6 ( septembre 2009) : Le vide

Sous la direction de Francine Lévy


Editorial : Francine Lévy, Directrice de l’ENS Louis-Lumière

Le thème de ce sixième numéro des cahiers étant « le vide » j’aurais pu, comme l’évoque Gérard Pelé dans son introduction à propos de l’exposition du centre Georges Pompidou, laisser cette page vide.

Laisser cette page blanche, c’était prendre la pose, une posture, peut-être même une imposture.

Sans doute, cette abstention m’aurait été frustrante. Car la pensée du vide qui s’invite à mon esprit appelle celle du plein, du plein cadre même s’il est désert, du plein ciel à l’envol possible, du plein air versus le « sous vide » (dont l’asphyxie mortelle paradoxalement conserve). Bref, une tout autre ligne.

Le vide, la vacuité, le désœuvrement exprimé dans ces pages, est sujet à de passionnantes interprétations et diversions dans les domaines des arts numériques interactifs, de la photographie, de la création musicale et sonore, de la poésie, des médias, de l’art contemporain… et même de la psychanalyse et des sciences physiques.

Pétri dans tous ses sens et prolongements, il invite le lecteur une certaine disponibilité rêveuse de la pensée, comme porté sans efforts entre les lignes de l’intervalle, du sublime, des jours de pluie, du silence du geste, de l’invu et de l’invisible.

Parler du vide c’est parler de ce qu’il n’est pas, parler de l’absence par ce qui l’évite, parler du silence en creusant le temps, finalement déployer grand savoir et énergie à résister à l’attraction presque fatale que le mot même exerce sur l’esprit.

Ecrire sur le vide c’est combler le manque de mots, œuvrer à son contour, à son dessin, quitte à nier l’impuissance du geste.

Il me plait aussi, et j’espère qu’il plaira au lecteur que ce cahier Louis-Lumière propose, pour la première fois, à son numéro 6, une œuvre graphique… un vide qu’il fallait combler ?

Préface : Vide, Vacuité, Désœuvrement

Par Gérard Pelé, Enseignant à l’ENS Louis-Lumière

L’idée de vide – espace qu’on suppose n’être occupé par aucun corps – apparaît, à partir des niveaux les plus littéraux jusqu’aux plus abstraits, dans de nombreux domaines de même que dans certaines pratiques artistiques où elle se constitue parfois en « matière » principale. C’était mon point de départ pour le séminaire que j’ai dirigé à l’Institut D’Esthétique des Arts et Technologies en 2007-2008 avec la participation de scientifiques, d’esthéticiens et d’artistes, qui a abouti le 8 novembre 2008 à l’exposition Désœuvrement à la Ferme du Buisson – Scène Nationale de Marne-la-Vallée… Et finalement à ce nouveau numéro des Cahiers Louis Lumière.

Nos études d’œuvres qui ont exploré cette thématique, soit explicitement (Yves Klein), soit au travers des notions de frustration (John Cage), de vacuité (Bruce Nauman), d’abstention (Marcel Duchamp) ou de mort (James Turrell), ont fait apparaître un « lieu commun » caractérisé par l’abandon de la notion d’œuvre au sens d’opus parfait ou absolu, rejoignant en cela le point de vue de Daniel Charles : « … l’opus de la musica poetica ne serait pas à fétichiser mais à définir comme relevant de schèmes dynamiques, cinétiques ou énergétiques “concrets” ou, pour le dire avec Merleau-Ponty et Gilbert Simondon, “préobjectifs”. Susceptibles, donc, de servir de matrices, de programmes ou d’hyper- ou hypotextes à des “œuvres” non encore advenues, et de participer à des sémiotisations et esthétisations contextuelles. La tripartition de Listenius, considérée de cette façon, recoupe exactement celle des “phases processuelles” du “virtuel”, de l’ “actuel” et du “réel” chez Greimas. » Il y aurait donc un procès créatif qu’il nomme « “désœuvrement” d’avant le jaillissement de l’œuvre »… Mais il existe bien d’autres manières d’aborder cette notion.

L’exposition Vides au Centre Georges Pompidou, du 25 février au 23 mars 2008, a témoigné de son intérêt et de son actualité mais, s’agissant d’une « rétrospective des expositions vides » au sens strict, son approche était différente de la nôtre, puisque nous nous sommes efforcés de montrer au cours de ces différentes phases de recherches combien, sur un tel sujet, les significations et les opérations pouvaient varier et, surtout, proliférer. En particulier, beaucoup d’articles font la démonstration que, contrairement à ce qu’affirme Alfred Pacquement dans sa préface au catalogue, à savoir que « … l’exposition Vides redonne au cube blanc de la modernité une actualité renouvelée alors que le postmoderne semble brûler ses derniers feux », ce Saint-Graal du Modernisme dogmatique a toujours été contaminé de « matières », fussent-elles, comme celle d’Yves Klein, de « sensibilité picturale à l’état matière première… », ne serait-ce que par les inévitables scénographies destinées à « manifester » l’immatériel. À ce propos, le choix des commissaires de l’exposition est cohérent – des salles réellement vides avec seulement un cartel à l’entrée – et justifié par Laurent Le Bon comme traduisant leur refus de « l’accessoire » et du « documentaire », bien qu’il puisse paraître une solution de facilité (a contrario : John Cage affirmant qu’aucune de ses compositions ne lui avait demandé plus de travail que 4’ 33”) et, surtout, relever d’un solide sens du marketing. En effet, après avoir péniblement trouvé l’exposition qui n’est signalée ni au rez-de-chaussée ni à l’étage, le visiteur légitimement déçu par la banalité de « l’accrochage » n’a plus qu’à se rabattre sur le catalogue, et comment y résister tellement il contraste avec l’indigence de l’exposition, avec ses plus de six cents pages extrêmement documentées et illustrées… Nonobstant le prix qu’il faudra rogner sur des nourritures plus substantielles. Autant dire, comme Aristote, que « la Nature a horreur du vide ».

Sommaire

Exemples de l’évolution conjointe des propriétés prêtées au vide et des avancées théoriques en Physique, Laurent Millot

L’étude des évolutions de la notion de vide et des théories physiques montre que ses évolutions sont très corrélées. Dans cet article, nous expliquons pourquoi les ondes n’existent pas en tant que phénomènes physiques et les conséquences pour la notion de célérité des ondes. Ce constat permet de montrer comment obtenir de façon déterministe l’équation de Schrödinger, le caractère incomplet de la définition du paquet d’ondes et les problèmes de mesures qui en découlent, l’absence de validité des inégalités d’Heisenberg ainsi que de la définition quantique du vide en tant que fluctuations quantiques. La validité du seul paradigme corpusculaire nous amène à proposer des pistes pour une reformulation de la Relativité Générale qui n’utilise pas la courbure de l’espace-temps, ce qui disqualifie aussi la définition du vide comme courbure de l’espace-temps, proposée par la Relativité Générale. Une piste pour une nouvelle définition du vide est esquissée. Enfin, en s’appuyant sur des phénomènes physiques d’autres natures et pour des échelles inférieures, le paradigme corpusculaire permet de proposer un scénario iconoclaste pour l’histoire de l’Univers.

Du retrait au manque dans les arts numériques interactifs, Lessness, Monique Maza

L’effondrement des valeurs et des certitudes qui marqua le vingtième siècle offrit sans doute à l’art l’occasion de se hasarder aux confins du vide et de chercher dans l’expression de ses corollaires de nouvelles voies pour la création. Des voies qui révèleront du reste combien le sentiment du manque est, étrangement, au cœur de la relation esthétique.

L’univers prolifique du Net, dans lequel se produisent aujourd’hui nombre d’artistes du numérique, semble en revanche, par sa propension au remplissage (surabondance des signes sonores et visuels, démultiplication des connexions et saturation des écrans), en totale contradiction avec l’idée même du vide ou du manque.

Comment les praticiens du Net Art s’accommodent-ils de ce nouvel environnement ? Par ailleurs, si la pensée du vide travaille encore leurs œuvres, à travers quelles stratégies peut-elle s’exprimer et parvenir à retenir l’attention constamment distraite des internautes ?

Le silence gestuel, source de langages musicaux, Bernard Dewagtere

Cet article s’intéresse au processus par lequel le silence gestuel, loin d’incarner la vacuité ou le désoeuvrement, peut être source de production sonore, qu’il s’agisse de langage musical ou, à l’opposé, de sons indéterminés.

Deux exemples illustreront cette approche :

  • Le geste de direction : quand le silence dirige les sons
    Véritable miroir du geste de l’exécutant, le geste de direction – battu à l’origine de façon bruyante pour se mettre au service de la production musicale – a su, après avoir traversé bien des mutations et des controverses, imposer au sein même du monde de l’esthétique sonore l’autorité de son silence.
  • L’interprète silencieux : le cas de 4’33’’
    Brève présentation et analyse de 4’33’’, œuvre parfois appelée à bon ou mauvais escient “Silent piece”, où la place laissée vacante par l’espace sacré de la scène, est aussitôt occupée par l’espace profane du public (chuchotements, toux, bruits extérieurs…).

Quelques silences, Jean-Yves Bosseur

La question du silence connaît, depuis plusieurs décennies, notamment dans les œuvres de Cage, Feldman, Stockhausen, Scelsi, Mompou, Takemitsu, des conséquences qui s’écartent très souvent de l’acception traditionnelle attribuée à une telle notion, dans l’histoire de la pensée musicale occidentale. Ce sont ces hypothèses de réflexion que nous nous proposons de relever, et qui permettent en outre de cerner certains fondements de la conception esthétique des compositeurs concernés.

Un théâtre sans acteurs : l’enlèvement de Hanns Martin Schleyer par la Fraction Armée Rouge, Jeremy Hamers

Le 5 septembre 1977, un commando de la Fraction Armée Rouge enlève le patron des patrons allemands et ancien SS Hanns Martin Schleyer. Cette prise d’otage constitue le point de départ de l’Automne Allemand qui se soldera par l’assassinat de l’otage et le suicide des têtes pensantes de la Bande à Baader.

Depuis 1977, l’Automne Allemand fait l’objet de nombreux traitements audiovisuels qui témoignent de la réduction progressive des événements à quelques images emblématiques. Cet article ambitionne d’analyser le rôle central joué par une de ces images, la photo du lieu de l’enlèvement de Hanns Martin Schleyer, un décor sans corps que les médias ne peuvent, nécessairement, filmer qu’après le déroulement de l’événement. Agissant comme un formidable producteur de vide et d’absence, cette photo puise son potentiel dramatique dans une dynamique de la frustration visuelle et de la (re-)charge fantasmatique qu’elle autorise. L’image déclenche ainsi une vaste entreprise de « remplissage » et de réinvestissement sémantique dans laquelle les journaux télévisés, le cinéma documentaire, l’art vidéo, et les représentations produites par les terroristes s’entremêlent inextricablement.

Couronnement de la mort et sublimation du vide, Dr Bernard Auriol, psychanalyste

Nous venons d’une simple graine qui se développe, se morcelle, tente de sauver une unité avec soi-même et de se construire au monde. Il nous manque toujours quelque chose qui nous pousse et nous attire, qui nous fait être de désir ; vers le bon, le bien, le beau ! Et nous répétons sans cesse une pièce dont le scénario nous échappe. Nous sommes sans cesse face au vide ; comment aller au-delà ?

Par le compromis défensif du symptôme ? Par une idéalisation qui glorifie l’objet ou une de ses parties quitte à tomber dans la perversion (que nous pouvons repousser avec force en rendant dégoûtant ce qui nous attirait) ?

Peut-être redoublerons-nous d’amour pour nous-mêmes et pour l’autre, visant une union réparatrice : changer de but en cultivant le chemin, désexualisation pour un amour de second degré, exprimé dans la mystique, l’art ou la pensée. La sublimation, nécessite une confirmation culturelle. Mais quand, comment, sur quelles pulsions, par rapport à quels objets sera-t-elle mise en œuvre ? Les pulsions anales et scopiques donneront la peinture, la sculpture, le théâtre, le cinéma ; les pulsions invocantes ou épistémiques, la musique, la littérature, la philosophie, la science. Face au vide béant du tombeau, le créateur sublime. Mais comment sublime-t-il sa propre mort ? Au-delà du vide, que laisse-t-il ? Des traces qu’il espère éternelles : ses écrits et ses œuvres.

La sublimation comporte un appel aux pulsions de mort pour maîtriser la libido. Avec le danger d’être nous-mêmes objet de ces pulsions. Le nécessaire socle du narcissisme se retrouve au sommet, collectivisé, prêt à s’auto-dévorer en conflits inhumains. Un individu, peut donner sa vie en réponse aux lacunes béantes de notre monde, en est-il ainsi de LA civilisation qui n’y entend goutte ?

Vacance, Gérard Leblanc

L’état poétique, sans lequel l’écriture poétique ne saurait exister, se refuse radicalement aux réductions narratives prêtes à consommer. La poésie est une opération de décomposition et de recomposition de la subjectivité en dehors du circuit des échanges. Elle s’ouvre donc à l’essentiel comme à l’inessentiel, au plein comme au vide, indifféremment. D’où sa proximité avec le silence, son seul horizon possible, hanté par des mots et, plus secrètement, par des images.

Photographies de l’invisible, Cahier photographique d’Anne Paounov

Les ultraviolets constituent une partie du spectre à laquelle nos yeux sont aveugles. La photographie vient ici comme un passeur ouvrant sur un espace à la fois imperceptible et pourtant reconnu. Après une lente capture de quelquechose qu’on ne perçoit pas, une image est donnée à voir : le phénomène est rendu sensible.

Ces photographies ont été réalisées à partir d’un mémoire de fin d’études réalisé à l’ENS Louis Lumière en collaboration avec le C2RMF. Ce mémoire s’inscrit dans le domaine de l’imagerie scientifique appliquée à l’identification des pigments présents sur les oeuvres picturales. Ces recherches ont permis de déterminer un protocole de prise de vues dans l’ultraviolet ainsi que le traitement numérique de l’image résultante.

Cinq notes nonchalantes sur le désœuvrement, Dominique Noguez

1ère note : Paradoxe

Paradoxe, qu’écrire un texte – donc œuvrer – sur le désœuvrement ! Paradoxe du même type qu’écrire un texte sérieux sur l’humour ou un long discours sur la brièveté. Ne pas craindre pourtant ce paradoxe : car prendre l’humour à la légère ou rester elliptique sur la concision n’est pas non plus une solution. Il faut être dialectique, trouver le juste équilibre entre le mimétisme malin (être futile sur la futilité, fragmentaire sur le fragment, etc.) – qui prouve au moins qu’on sait de quoi l’on parle – et la pensée (qui oblige à quelques détours et tourments).

Notes et prétexte à « Penser au milieu », Frédéric Mathevet.

« Se rendre à l’atelier et s’impliquer dans une activité quelconque. Parfois, il apparaît que cette activité nécessite la fabrication de quelque chose, et parfois cette activité constitue l’œuvre. »

C’est cette citation de Bruce Nauman qui servira d’axiome à ce  » prétexte « . Elle nous permet de penser le « méta-atelier » de notre approche pragmatique de la création artistique (cf. mon site fredlu.free.fr/). Elle rend compte du mouvement dans un premier temps : le corps « qui se rend à » et qui, dans un deuxième temps, s’engage dans une activité. Cette gymnastique (plasticité à l’œuvre) s’actualise parfois dans une forme sensible ou se suffit à elle-même. Rappelons toutefois que l’atelier, tel que nous l’entendons, est un espace ouvert et mobile (« séjour sans lieu et lieu sans séjour » pour paraphraser Daniel Charles).

Espaces lacunaires, François Bonnet

Le vide sous trois aspects. Non trois perspectives d’un même objet, mais trois avatars. Une installation sonore, une image désœuvrante et deux rencontres, qui n’ont pas eu lieu, en guise d’un simulacre matérialisant de ce qui ne peut l’être. Le vide ne se présentera pas, il effacera les paysages saturés, étendra les distances, convoquera les souvenirs, creusera des les corps. Il percera et mettra en commun les fruits de cette percée, veillera sur les germes de la ruine, ou encore de ce que d’autres ont appelé le désastre.

La perversion du vide, Gérard Pelé

  • Amour : salissant ;
  • Cave : cavité, caveau, caverne ou cerveau ;
  • Désœuvrement : oiseau futile ;
  • Fille : s’y abîmer ;
  • Illusoire : creux vacant ;
  • Inframince : insipide fadeur imperceptible ;
  • Répétition : i genitori ;
  • Sens : pas de signification ni d’histoire ;
  • Sentiment : écraser les cloportes ;
  • Soulagement : maître des sens amante ;
  • Travail : récuser l’oppression ;
  • Verre : à remplir.