Espaces pluriels : images et sons


N° 2 (septembre 2004) : Espaces pluriels : images et sons

Sous la direction de Jacques Arlandis


Editorial

Jacques Arlandis, directeur de l’ENS louis-Lumière

Cher lectrice, cher lecteur
Il est plaisant pour le responsable d’une institution dont la vocation première est la formation aux métiers de l’image et du son, d’interpeller le lecteur, preuve que l’écrit est toujours un important vecteur de communication. De communications, il en est effectivement question dans ce « Cahier Louis-Lumière n°2 ». Communiquer sur l’espace est un défi ; l’espace, cela se vit ; mais l’espace peut également se « réfléchir » surtout lorsqu’il s’agit d’espaces sonores et visuels.
Les contributions réunies dans ce numéro sont « plurielles » : de la théorie à la pratique, du chercheur confirmé à l’étudiant en fin de cursus à l’école, de chercheurs-enseignants « maisons » aux chercheurs ou professionnels invités. La diversité des sources est une richesse pour peu qu’elle soit orchestrée dans un message audible, lisible par ses destinataires. C’est ce à quoi les responsables éditoriaux se sont appliqués.

Vous en jugerez par vous-même, et nous vous serions reconnaissant de nous en faire parvenir l’écho. Pour une jeune revue comme la nôtre, il est essentiel de travailler dans un aller-retour avec son public, supposé et réel.

Le « Cahier n°1 » a été très favorablement accueilli ; nous espérons élargir cet accueil et affirmer ainsi le sens d’une des missions de service public confiées à l’école nationale supérieure Louis-Lumière : participer à la recherche, avec une identité propre, celle qui associe recherche et création.
Jacques Arlandis

Sommaire

  • La question de l’espace filmique (Bergson versus Bachelard), Dominique Chateau
  • Dans l’écran, face à l’image, Stéphanie Katz
  • Father times & mother spaces, généralités sur la question de savoir de quoi sont faits les films, Dominique Lambert
  • Problèmes de spatialisation en son multicanal, Claude Bailblé
  • Création et manipulation de scènes sonores pour la wave field synthesis, Etienne Corteel
  • Description spatiale du contenu d’enregistrements stéréophoniques, Alexandra Carr-Brown, Maximilien Colcy, Nicolas Delatte
  • Questionnement sur le sens de l’acoustique, Laurent Millot
  • Déroutes, Gérard Pelé, Bénédicte Roy

Résumé

La question de l’espace filmique (Bergson versus Bachelard), Dominique Chateau

De nombreux théoriciens considèrent le cinéma comme un « art bergsonien, selon la formule de Sartre. Ils pensent tous à sa conception de la durée, temps pur expurgé de toute spatialité. Or, quand Bergson songeait au cinéma, c’était plutôt pour le critiquer comme modèle du temps spatialisé, celui qui fonctionne dans les activités pratiques et scientifiques. En outre, lorsqu’on approfondit sa conception du temps spatialisé, on rencontre une conception de l’espace peu adaptée au cinéma, aux arts de l’image A cette conception s’oppose celle de Bachelard, méconnue, mais à maints égards plus féconde pour la théorie du cinéma.

Dans l’écran, face à l’image, Stéphanie Katz

L’expérience de l’immersion dans les grottes d’Altamira aura été l’occasion d’une réflexion autour du concept d’écran. Substituant une généalogie de l’image-écran à une vision historique de l’image, ce travail veut distinguer différents dispositifs du visible, chacun porteur de projets antagonistes à l’égard du spectateur.
Dans cet esprit, l’analyse du dispositif d’immersion, qui caractérise bien souvent le rapport contemporain à l’image, révèle une rupture : là où l’immersion critique plonge le spectateur dans l’écran pour le tenir face à l’image, une autre immersion fusionnelle travaille à effacer la zone-écran et instaure un état de confusion chez le spectateur. D’une immersion à l’autre, c’est toute la question de la maturité du regard du spectateur qui est en jeu.

Father times & mother spaces, généralités sur la question de savoir de quoi sont faits les films, Dominique Lambert

Le langage et avec lui aussi le langage cinématographique sont devenus les objets de désirs triviaux. Toutefois, nous gagnerions beaucoup à nous battre contre l’injuste et absurde cohérence de bien des révisions historique déchirantes en organisant la hiérarchie morale et fidèle de notre mémoire.
Paul Klee disait :l’Art rend visible les choses. Considérant la charge potentielle d’objectivité qu’il porte en lui, nous pourrions facilement grâce au cinéma faire notre cette affirmation. L’ambition de celui-ci étant de donner à la réalité un rapport dynamique, il se nourrit la plupart du temps des aspects et des formes différents de la vision. En dépit de l’augmentation constante du négatif et du moins*, la vision remplit le vide et le néant, si bien qu’à la fin, l’image demeure gravée : le visible immédiat a pris congé cependant que le voile est levé tôt ou tard sur le sens caché… Mais si l’illusion demeure dans tous les cas, cela n’arrive toujours qu’en termes de mise en lumière.
* Noam Chomsky, La Fabrique de l’Opinion publique, Paatheon books 1988

Problèmes de spatialisation en son multicanal, Claude Bailblé

Avec l’invention du montage, le cinéma s’est émancipé de la scène frontale des origines, assemblant une suite de points de vue en une sorte de voyage spatio-temporel parfaitement centré. La diffusion monophonique -réellement ponctuelle, virtuellement omnidirectionnelle- a intégré le dispositif en aménageant une audibilité réduite, certes, mais totalement compatible avec les changements de plans. L’objet visuel y dicte sa place à la source sonore (in ou off). Aujourd’hui, le son multicanal se généralise dans le cinéma commercial, depuis -entre autres- La guerre des étoiles, Les aventuriers de l’arche perdue, Il faut sauver le soldat Ryan… Immersion spatiale, effets pyrotechniques ou telluriques, sons omniprésents, émotions garanties. Pourtant le système narratif mis en œuvre au temps du muet compose à l’écran un espace supra-directionnel (quoique toujours frontal) en désaccord possible avec l’espace sonore englobant (la « géode auditive » de la salle). On a cherché à résoudre les inévitables problèmes de scénographie qui en résultent en s’abstenant de croiser les espaces, en recherchant au contraire la convergence audio-visuelle. Il s’agit le plus souvent de retourner à la transparence du dispositif, tout en profitant habilement des possibilités expressives de la spatialisation.

On pourrait aussi bien explorer la dissociation attentionnelle (œil/oreille), où se jouerait une nouvelle forme de montage horizontal, un peu à la manière du triple écran d’Abel Gance.

Création et manipulation de scènes sonores pour la wave field synthesis, Etienne Corteel

La Wave Field Synthesis (WFS) est une technique de reproduction sonore permettant de dépasser les limites des systèmes conventionnels. La zone de reproduction optimale peut ainsi s’étendre à toute la pièce de reproduction par l’utilisation de bancs de haut-parleur disposés tout autour de la salle. Ces bancs de haut-parleurs constituent autant de « fenêtres » vers un espace acoustique extérieur.La WFS s’appuie sur une décomposition de type objet de la scène sonore (codage par le « contenu », ensemble de sources interagissant avec un espace acoustique) et permet la reproduction de sources sonores virtuelles (hologrammes sonores). Un auditeur se promenant dans une installation sonore WFS subit ainsi les variations de localisation naturelles liées à la disposition des sources virtuelles. Cette technique permet d’autre part la reproduction d’un effet salle réaliste dont la perception reste cohérente lors des déplacements de l’auditeur.Cette technique a été l’un des aspects majeurs étudiés lors du projet européen Carrouso (IST 1999-20993, janvier 2001-juin 2003) qui a permis de développer ou d’améliorer les technologies liées à l’enregistrement, la transmission et la reproduction, en WFS, de scène sonores codées au format MPEG-4 (format de codage par le contenu).Après une introduction sur les origines et les bases de la WFS, cet article présente ces technologies ainsi que les techniques de production et de mixage de scènes sonores développées au cours et à la suite du projet Carrouso.

Description spatiale du contenu d’enregistrements stéréophoniques, Alexandra Carr-Brown, Maximilien Colcy, Nicolas Delatte

Cet article s’inscrit dans le programme de recherche de l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière sur la spatialisation sonore pour lequel nous travaillons dans le cadre de nos mémoires. Grâce aux avancées technologiques, les principes de l’holophonie, visant à recréer un effet de réalité sonore, ont pu être concrétisés avec l’apparition, entre autres, de la synthèse de front d’onde (WFS) et des ambisoniques d’ordre supérieur (HOA). Ces nouvelles méthodes de diffusion se sont notamment développées grâce aux systèmes de description par le contenu tels que ceux développés dans le cadre de la norme Mpeg-4. En effet, afin de restituer une scène sonore de manière réaliste il convient d’en maîtriser tous les aspects. C’est-à-dire qu’il faut être en mesure de décrire précisément tous les éléments qui la constituent, signaux sources, positions de ces sources et caractéristiques acoustiques du lieu. Ainsi, ces systèmes exigent non plus une captation sonore au sens classique du terme mais une véritable campagne de mesure incluant, entre autres, une prise de son fractionnée de chacune des sources présentes. Nous pensons qu’il n’est pas utile de balayer la prise de son traditionnelle et qu’il est possible de penser autrement les méthodes actuelles.

Afin de permettre la synthèse de scènes sonores par ces nouveaux systèmes sans, pour autant, bouleverser radicalement les habitudes du terrain, nous proposons plusieurs pistes.

Nous pensons qu’il est possible d’extraire les nombreuses informations que contient un signal stéréophonique sur la spatialisation, à savoir celles relatives aux sources, à leurs positions et au lieu de la captation. Pour cela, nous proposons de procéder d’abord à un découpage fréquentiel puis d’appliquer à chaque bande des méthodes d’estimation d’indices spatiaux basées sur des outils statistiques. En conséquence, notre travail de recherche s’intitule description spatiale du contenu d’enregistrements stéréophoniques.

Questionnement sur le sens de l’acoustique, Laurent Millot

La définition de l’Acoustique repose sur le principe de propagation d’ondes. En utilisant ce principe, de nombreux résultats intéressants peuvent être trouvés mais il subsiste des résultats expérimentaux qui ne sont toujours pas expliqués par la propagation d’ondes. En reconsidérant les origines de l’Acoustique, nous proposons un principe plus général qui devrait permettre d’expliquer ces phénomènes : les écoulements acoustiques. Mais, avec une approche aussi différente, la définition et les équations de l’Acoustique doivent être réexaminées et des principes doivent être abandonnés : principe de superposition, réponse impulsionnelle, fonction de transfert, modes propres, … De plus, la comparaison avec les autres branches de la Physique, nous conduit à penser que la dualité ondes-corpuscules pourrait ne pas être pertinente : les ondes pourraient ne représenter, sous certaines conditions, qu’une approximation locale des phénomènes physiques, y compris peut-être en Mécanique Quantique !

Déroutes, Gérard Pelé, Bénédicte Roy

« Au début des années 60, dans chaque station de métro, une affichette officielle de la RATP avertissait « Messieurs les inventeurs d’épaves » que celles-ci, après avoir été remises à qui de droit, leur reviendraient finalement, en cas de non-réclamation, au bout d’un an et un jour. » Ainsi commence la préface à la réédition de 1990 de la topographie anécdotée* du hasard de Daniel Spoerri, rédigée par Roland Topor le 5/2/1990. Ainsi ont été trouvés – inventés – les objets perdus – les épaves – qui suivent, dont les espaces manifestement vandalisés ont été remplis de la même manière par ces photographies de fond de tiroir que l’on invente à chaque dépollution de nos sites domestiques, comme également nous le faisons dans la pratique maniaque du recyclage des déchets notés dans les livres qui nous procure aussi l’impression d’ « inventer » le sens du mot « art » : la deuxième définition – pleroma, mot grec dans le texte en anglais, signifiant « ce qui est à propos, moment opportun » – et la sixième définition –

C’est le jeu gratuit d’un enfant – qu’en donne Iannis Xenakis dans Formalized Music, et dont nous offrons l’extrait « intégral » ci-dessus – dispositif adopté pour éviter le naufrage définitif dont la traduction nous aurait menacés autant que le sens ancien du terme « anecdote » : anekdotos voulant dire « inédit » comme le faisait justement remarquer Pierre Restany dans une lettre à Daniel Spoerri datée du 30/12/1961 et devenue, pour partie une note (d’où l’astérisque « * » apposé au mot « ANÉCDOTÉE »), pour partie la postface de la réédition de 1990 de la « TOPOGRAPHIE… » (op. cit.).